C'était un p'tit café tabac Qu'avait eu des hauts et des bas Marie la patronne était chouette De grands yeux verts, de beaux ch'veux noirs Ca s'passait près des abattoirs De la Villette Sur le zinc à l'heure d'l'apéro Elle vous troublait de vrai Pernod D'une main langoureuse et blanche Son corps était si ravissant Que tous les clients rêvaient d's'en Payer une tranche
Comme elle avait de la vertu Elle nous disait : "Turlututu Doucement les gars ! Bas les pattes !" Et nous pour pas rester en l'air On s'en jetait vivement un der- -rière la cravate Y avait Eugène un grand costaud Qu'avait des bras comme des marteaux Qu'aurait p'têt' pu, mais la finette Pensait :"Si j'flanche les autres gars Lâcheront tous mon café-tabac" C'était pas bête
Au mur y avait l'portrait d'Jaurès Qu'était l'épée de Damoclès Sur les bourgeois et leurs délices Ils l'ont tué mais Damoclès A passé l'épée à Thorez Le beau Maurice C'était le temps des Partagas Des Voltigeurs et des Niñas Son café, j'en pleure quand j'y pense Le vin, les croissants croustillants Les propos légers, pétillants C'était la France
Depuis lors, ça s'est bien gâté Sont venus des reîtres bottés Aux figures sans physionomie C'était peut-être pire que le Blitz D'avoir chez soi ces gueules de Fritz Quelle cochonnerie Alors au p'tit café-tabac Plus de café ni de tabac, Plus rien nulle part ni bidoche Ni pain ni vin, l'horizon noir Rien que la faim le désespoir Rien que du Boche
Ces messieurs n'venaient pas beaucoup Chez la Marie discuter l'coup Ils ne s'y sentaient pas à l'aise Eugène a dit : "Ces salopards Faudrait s'en occuper dare-dare A la française Ils l'ont fait. C'était un sale truc Ca a fini à Ravensbruck Pas un n'a voulu s'mettre à table Marie là-bas, elle a maigri Ses ch'veux noirs sont dev'nus tout gris Son teint de sable
Délivrée enfin des SS Elle a r'trouvé son tiroir-caisse Les gars ? Cinq disparus sans trace Elle a fait recrépir les murs Avec un p'tit filet d'azur Autour des glaces Eugène est rentré. Un coup d'vieux, Lui aussi. Elle a dit : "Mon Dieu !" Puis il y eut un grand silence Elle a fait un geste, il a ri : "Ah non, maintenant c'est fini La résistance"
Elle pleurait : "Mes cheveux sont gris !" Il a fait : "Bah, les miens aussi Pour moi t'es belle ma p'tite Marie Quand on s'aime, c'est toujours l'printemps On les a conduits l'mois suivant A la Mairie A la noce il y eut du bonheur Marie était belle comme une fleur Tout fut exquis, le vin, la danse L'amitié. Alors ce soir-là J'ai r'trouvé au café-tabac La douce France.